Lucian Blaga: Poezii

Traducere de Jean-Louis Courriol

 

Les poèmes de la lumière [Poemele luminii] (1918)

 

Moi je ne foule pas aux pieds la corolle des merveilles [Eu nu strivesc corola de minuni]

 

Moi je ne foule pas aux pieds la corolle des merveilles du monde

Et ma raison ne tue pas

les mystères que je rencontre

sur ma route

dans les fleurs, dans les yeux, sur les lèvres ou sur les tombes.

La lumière des autres

étouffe le charme de l’impénétrable tapi

au cœur des ténèbres,

mais moi,

moi, ma lumière accroît le mystère du monde –

et tout comme la lune, de ses rayons blancs,

ne diminue pas, mais tremblante

accroît plus encore le mystère de la nuit,

j’enrichis moi aussi l’horizon des ténèbres

de larges frissons de mystère sacré

et tout ce qui est incompris

le devient plus encore

sous mes yeux –

car j’aime, moi,

les fleurs, les yeux, les lèvres et les tombes.

 

Le chêne rouvre [Gorunul]

 

Dans de clairs lointains j’entends, du torse d’une tour,

une cloche battre comme un cœur

et dans la douce rumeur

il me semble sentir

couler dans mes veines des gouttes de silence, pas de sang.

Chêne rouvre dressé à la lisière du bois,

pourquoi suis-je accablé,

sous les ailes ployées d’une profonde paix,

quand je suis étendu à ton ombre

et que tu me caresses de ta feuille enjouée ?

Qui sait ? – Peut-être que

c’est dans le cœur de ton bois que l’on creusera

mon cercueil, bientôt,

et le silence

que je goûterai entre ses planches

est peut-être celui que je ressens déjà :

oui, je le sens couler goutte à goutte de tes feuilles –

et sans dire un mot

j’écoute grandir dans ton corps ce cercueil,

mon cercueil,

à chaque seconde qui passe,

chêne rouvre dressé à la lisière du bois.

 

Mélancolie [Melancolie]

 

Un vent égaré essuie ses larmes froides

sur les vitres. Il pleut.

Je sens monter en moi des tristesses sans raisons mais toute

la peine

que je sens, je ne la sens pas en moi,

dans mon cœur,

dans mon sang,

c’est dans les gouttes de pluie qui coulent que je la sens.

Et, greffé sur mon être, le vaste monde

avec ses automnes et ses soirs

me fait mal comme une plaie ouverte.

Vers les sommets montent des nuages aux pis pleins.

Il pleut.

 

 

 

Les pas du prophète [Paşii profetului] (1921)

 

Crépuscule d’automne [Amurg de toamnă]

 

Du plus haut des montagnes le crépuscule souffle

de ses lèvres cramoisies

sur la cendre des nuages

et ravive

la braise tapie

sous leur friable croûte grise.

Un rayon fuse, fulgurant,

du couchant

replie ses ailes et se pose en tremblant

sur une feuille :

mais le fardeau est trop pesant,

la feuille tombe.

O, mon âme !

Il faut que je la cache mieux

et plus profond, dans ma poitrine,

que ne puisse l’atteindre aucun rayon de lumière :

elle s’effondrerait.

L’automne est là.

 

 

 

Le grand passage [În marea trecere](1924)

 

L’âme du village [Sufletul satului]

 

Ma fille, pose tes mains sur mes genoux.

Moi je crois que c’est au village qu’est née l’éternité.

Ici les pensées vont moins vite

et le cœur bat plus lentement,

comme s’il ne battait pas dans la poitrine

mais plus bas, dans la terre, quelque part.

C’est ici que s’étanche la soif du salut,

et que l’on peut poser ses pieds ensanglantés sur une motte de glaise.

Regarde, c’est le soir.

L’âme du village passe, dans un bruit d’ailes, près de nous,

comme un parfum secret d’herbe coupée,

comme une volute de fumée tombée d’un toit de paille,

comme un bond de chevreaux sur de très hauts tombeaux.

 

 

Au partage des eaux [La cumpăna apelor] (1933)

 

Le train des morts [Trenul morţilor]

 

Si longue, si profonde que la nuit soit

on n’entend chien qui aboie.

Seuls là-bas dans les pins,

chez les voisins, les vers luisants

luisent jusqu’au firmament.

Les vers luisants seuls brillent,

lancent des signes verts aux villes

pour un train qui va passer

dans le vaste ciel glacé,

pour un train qui viendra,

que personne n’entendra.

 

 

 

Degrés insoupçonnés [Nebănuitele trepte] (1943)

 

9 Mai 1895

 

O, mon village, toi dont le nom porte en lui

le son des larmes*,

c’est à l’appel profond d’aïeules

que je t’ai choisi, cette nuit-là,

pour seuil de mon entrée au monde,

pour chemin de passion.

Qui m’a guidé vers toi

depuis la nuit des temps,

qui m’a conduit en toi,

entre tous soit béni,

village de larmes infinies.

 

* Le village natal de Lucian BLAGA, en Transylvanie, s’appelle Lancrăm. Larme se dit lacrimă en roumain. (n.d.t.)

 

Ne crois donc pas le vent [Nu crede tu vântului]

 

Ne crois donc pas le vent,

vieux vent de feu qui va soufflant,

qui va chantant sur les chemins

pour dire qu’il ne désire rien

sur cette terre des humains.

Regarde bien, d’un peu plus près,

tout ce qu’il trame, ce qu’il fait :

pour mieux apaiser ses ardeurs,

il sait se muer en sculpteur

et faire des filles des statues,

il souffle, il souffle dans les rues,

il colle bien, sur leurs corps nus,

leurs habits transparents et fins,

il fait ressortir sous le lin,

ici leurs cuisses et là leurs seins,

douces merveilles pour les mains.

Les parents [Părinţii]

Ils glissent sous terre nos parents,

un à un, quand, en même temps,

grandissent en nous des jardins

dont ils se veulent pour longtemps

les racines en souterrain.

Se coucher sous les pierres ils vont

eux, nos parents, et sans un pleur;

nous, à la lumière nous restons

pour nous emprunter du bonheur

et de l’eau vive et du malheur.